Textes

Déplacer l’idée de représentation – Julien Verhaeghe 

Composé de deux artistes, Adeline Duquennoy et Manuel Reynaud, le binôme Galerie Rezeda élabore une pratique plurielle qui interroge les modes de restitution d’un paysage ou d’un territoire spécifique. À l’occasion de projets les ayant conduits en divers lieux géographiques, parfois à l’étranger, comme lorsqu’ils se rendent au Mexique ou au Maroc, les deux artistes entreprennent ce travail de restitution non pas en reproduisant littéralement la réalité supposée d’un territoire, mais en adoptant une dynamique discursive et productive. En effet, partant du principe que toute géographie est traversée par un ensemble d’échanges complexes et volatiles, considérant d’une certaine façon que les procédés de représentation traditionnels sont inadaptés lorsqu’il s’agit de déchiffrer de tels espaces, Galerie Rezeda élabore des projets organisés en plusieurs strates qui s’imbriquent et se superposent, de manière à composer une sorte de cartographie d’éléments en interaction. Ainsi, outre le passage par le dessin, la vidéo ou l’installation, les deux artistes mettent en place des interventions in situ, des déplacements et des échanges afin de rendre compte, dans une certaine mesure, des savoirs ou des représentations qui s’érigent, se transmettent et se succèdent, mais également des structures, des configurations ou des édifices qui se bâtissent et se délitent au sein d’un même territoire. Une attention particulière est accordée, pour cela, aux notions de pratique et de production. En premier lieu, parce que c’est ce qui leur permet d’investir le caractère changeant et évolutif de tout espace ou paysage. En second lieu, car ces deux notions, en renvoyant à une expérience immédiate et agissante, soulignent une interaction réelle entre des acteurs et leur milieu, de telle sorte que le projet de restituer un espace ou un territoire peut être relayé par la possibilité de s’en imprégner, de l’éprouver, d’agir sur lui, induisant du même coup une dimension vivante, sinon sensible, de ce même espace. Par la même occasion, rappelant que la pratique et la production supposent, en vue de surmonter la dichotomie entre captation et restitution, l’assimilation de plusieurs ordres – le perçu, le vécu et le conçu, pour reprendre les termes d’Henri Lefebvre –, on relève que les projets de Galerie Rezeda s’appuient, le plus souvent, sur des matériaux qui, s’ils sont issus du lieu-même, développent globalement une sémantique de l’assemblage, de l’impermanence, voire de la précarité, comme pour stimuler une logique de la construction qui serait toujours en devenir. De même, la fabrication d’éléments modulaires est à cet égard particulièrement symptomatique : utilisés comme des balises délimitant des territoires ou des trajectoires, non seulement sont-ils assemblés et disposés de façon plus ou moins arbitraires dans ces espaces, aussi sont-ils soumis à des lectures, des utilisations ou des interprétations divergentes de la part de ceux qui les rencontrent, affirmant le caractère incertain et circonstanciel de toute entreprise visant à borner, voire à définir, un espace donné. En conséquence, les différents projets de Galerie Rezeda ne se perçoivent pas simplement comme des traces du réel venues ponctuer un certain type d’expérience. Si c’était le cas, ils ne s’inscriraient que dans la captation seule. Ils se présentent aussi et surtout comme des moyens de disposer de ce même réel, de l’étirer ou de le prolonger, de même que la sémantique de la carte, omniprésente dans leurs travaux, permet de déplacer l’idée de représentation en soulignant le jeu des possibles et des virtualités dans tout rapport au réel. Le plus essentiel, au final, étant de ne pas considérer l’espace, le territoire ou le paysage comme une donnée inamovible, mais comme une réalité qui reste continuellement à produire. J.V. 2018

De « il » à « elle » et de « elle » à « nous » – Quentin Mornay

Un fil de laine trace un demi-cercle. Il entre sur l’endroit à mi-chemin de la courbe. Il sort par l’envers, se décale d’une largeur. Puis il pénètre à nouveau le carré pour ressortir sur la deuxième moitié du tracé initial. C’est un point de broderie.  Il appartient au peuple Totonaque, Amérindiens du Mexique. C’est par ce geste répété jusqu’à former des motifs que la Galerie Rezeda a commencé à habiter les paysages attenants à la commune de San Rafael. Rentrer sur l’endroit, sortir par l’envers. Voir le paysage par les mains, prendre à rebours le pittoresque. Passer par le geste pour revenir sur l’espace. Galerie Rezeda est une entité à quatre mains et deux noms. Adeline Duquennoy et Manuel Reynaud. Ensemble ils activent un espace devenu sujet. Celui-ci se déplace tour à tour à l’aide de brouettes, de sacs et de charrettes. Il n’apparaît que dans le tissu de relations qu’il noue avec l’espace sur lequel il se projette. C’est par un ensemble de gestes vernaculaires qu’il se déploie sur un territoire. Par eux il dessine une carte avec les
signes à portée de main. La légende tient moins d’une grammaire que d’un langage sans mots et sans ordre. Pour faire droit au terrain sur lequel elle se tient la Galerie Rezeda saborde sa hiérarchie des représentations. Chaque déplacement est toujours une langue étrangère et chaque forme laisse l’auteur un peu derrière.
Se décaler d‘une largeur, pénétrer l’endroit, à nouveau.
Il serait vain de chercher à attribuer un pronom personnel fixe à la Galerie Rezeda. Ce peut être « ils » pour parler des deux artistes qui la composent. « Elles » si l’on décide d’enlever au masculin sa priorité. Ce peut être aussi « Elle ». Au singulier on parlerait de l’aire devenue artiste. Un sujet dont la forme se modulerait selon les oscillations conjuguées d’une abscisse, d’une côte et d’une ordonnée. Faire d’un espace un artiste c’est définir le lieu comme agissant. Il n’est plus question de « je suis » mais « d’ici et là ». L’auteur est alors le moule en négatif du territoire. C’est la rencontre qui le fait advenir et c’est dans l’échange qu’un visage apparaît. À chaque fois différent mais à chaque fois répété dans les mêmes mouvements. Le premier de tous serait la marche. C’est par un cycle de promenades à contraintes que se dessinent les prémices d’une relation. Marcher.
À Rome elle arpente les périphéries, les bords du Tibre et les formes urbaines ayant surgi hors de toute planification. À Kenitra au Maroc, elle cherche les points de vue en hauteur pour comprendre la structure de la ville et la logique qui a présidé à sa traduction en plan. Tous ces périples intègrent en eux leurs représentations. Ils prennent leurs valeurs de signe dans un rapport d’échelle. Du point de vue du sol l’artiste marche. Vu du haut elle arpente. Et le tracé de sa marche annonce le schème d’une cartographie possible. Ainsi les œuvres reproduisent à une autre échelle l’espace de la relation que l’artiste crée avec le territoire. Elles sont à l’image de ces mains sans visages. Lacunaires et elliptiques. À rebours d’un langage cartographique marqué par la volonté de domination, la pratique sculpturale de Galerie Rezeda spécule une nouvelle forme de carte
concrète. La légende d’une Utopia à venir.
Sortir par l’envers revenir sur l’endroit.
Les marches procèdent selon des protocoles. À ce moment l’artiste collecte, récupère, sample, et moule. La Galerie Rezeda entre dans le lexique de l’archéologue. Elle excave des fragments ou en imprime la trace. Agglomérés sur des modules, ces débris muent dans l’exposition en une muséographie d’un futur potentiel.
Cette narration paysagère prend la synecdoque comme figure première de son récit. Le fragment vaut univers, avec ses usages, sa logique d’espace, ses gestes et ses relations. L’œuvre propose au regard les récits de ces restes glanés sur des lieux en marge. En donnant à voir une multiplicité par l’infime, l’artiste tend à faire rentrer dans le domaine du sensible une hétérogénéité de mondes entrechassés dans les bornes de notre espace connu. C’est une spéculation. Mais si on veut bien donner crédit à la condition d’apparaître suggérée par les œuvres, alors elles créent une alternative bien réelle à nos attitudes quotidiennes. Si le rebut induit un continent alors quel est son territoire, qu’en-est-il de sa gravité, quels gestes y ont cours ? Par effet de miroir ces questions se retournent vers celui-là même qui les a posées. Il fallait supposer un ailleurs pour interroger ce qui est ici et ce sur quoi l’on se tient. C’est de nous dont il est question dans ces assemblages. Une étude de nos usages par la miette. Le récit de nos modes d’être par leurs marges.

Le travail de Galerie Rezeda provoque un décentrement du regard. En partant d’un langage cartographique ainsi débarrassé de l’auteur, elle déjoue
l’autorité de cet outil de représentation du territoire. Se révèlent alors dans les œuvres et les expositions les bribes d’un nouveau paysage à habiter.
L’artiste opère à la manière de la plante rudérale qu’elle a instaurée comme épithète à son nom. Le réséda. Elle prolifère dans les marges et agrège par ces racines des lambeaux hétéroclites. Elle fait sol par ce qu’elle condense en les œuvres. Des points de broderie et des sols à trous. Un répertoire de gestes, de motifs et de reliques. Des signes qui tenus entre eux dans les mailles d’un espace annoncent un langage, qui soit moins le périmètre d’un « Je » que l’aire d’un « Nous ». Q.M. 2019

Dans le cadre de l’appel à texte d’auteur de La Malterie, avec le soutien de l’ADAGP et de la Région Hauts-de-France

Casa Proal – Gilles A. Tiberghien

On trouve dans le paysage quantité de ce que les américains appellent des Landmarks, des sortes de points remarquables qui permettent de se repérer. Certains sont naturels, d’autres construits par les hommes. Ils figurent souvent sur les cartes sous forme de différents symboles. L’artiste Robert Smithson observant la carte du Yucatan les comparait à des traces ou à des déjections animales.

Le collectif Galerie Rezeda qui comprend deux artistes, Adeline Duquennoy et Manuel Reynaud, s’intéresse particulièrement à ces phénomènes et à leur représentation cartographique. Leur travail consiste à inventer des balises qu’ils déplacent, en écho avec le territoire sur lequel ils les construisent, pas seulement pour le signifier mais aussi, d’une certaine façon, pour le matérialiser. Ainsi ont-ils réalisé, avec des menuisiers de la région, une charrette et une brouette ; la première est comme un meuble mobile à plateaux coulissants sur lesquels est posé un ensemble de pictogrammes peints sur papiers (rappelant la sauterelle du métro Chapultepec à Mexico) – dont certains ont aussi été fait en bois – signifiant des éléments naturels que l’on trouve autour de San Rafael. La seconde est une étrange brouette dont la taille et la forme rappellent un peu un pétrin. Elle sert à transporter, lorsque les artistes se déplacent avec, les balises construites de façon combinatoire à partir de tubes, de cubes et de disques en s’inspirant d’éléments architecturaux locaux. À leur sommet est planté un fanion arborant un motif brodé, un cactus stylisé, par exemple. Adeline Duquennoy et Manuel Reynaud en ont fabriqué une trentaine. En se déplaçant, ces deux dispositifs semblent redistribuer les particularités du territoire et contaminent ainsi géographie et cartographie artistique en ouvrant une zone nomade où peut s’engouffrer l’imaginaire même des habitants. Dans un pays où l’on compte autour de 30% d’analphabètes dans la population indigène, pour 7,7 % dans tout le Mexique, ce travail prend un sens à la fois politique et artistique en donnant à des réalités locales la dimension d’un rêve territorial accessible à tous. GA.T. 2016

Texte de commande dans le cadre de la résidence Casa Proal (Mexique)

Bricoleurs de paysages, observateurs d’espaces – Lucille Dautriche

A travers un travail méticuleux de décodage du paysage, Galerie Rezeda joue à recomposer les mutations du monde. Attirés par les imageries anciennes des manuels scolaires et livrets d’apprentissage, leur esthétique est empreinte d’attributs ludiques. On sent chez eux l’envie de nous simplifier la vue mais aussi de nous faire mieux pratiquer le paysage.
En premier lieu, lorsqu’ils abordent un territoire, ils s’appliquent à en observer les formes, les contours, les structures : comment les objets, la nature, les maisons habitent-ils l’espace ? De quel manière le paysage évolue t-il ? Quelle est l’histoire urbanistique de cette ville ? A l’aide de cartes et de documentations diverses ils implantent leur oeil dans l’espace qui leur est offert. A partir de ce recueil d’informations – sorte de phase sociologique – ils synthétisent et codifient les éléments jusqu’à l’obtention d’une banque de données de couleurs et de formes. De cette matière issue du paysage et devenue quasiment abstraite, ils opèrent un virage à 180° vers la fiction : le ré-agencement du réel. Ce processus les conduit à pouvoir créer leurs propres règles de jeux. Repositionnable à souhait, cette démarche globale a pour titre (Ré)animation du paysage et les deux grands principes de création qui en découlent sont: Dessins augmentés et Model 3D.
A travers les projets de Dessins augmentés, ils travaillent les combinaisons entre dessins, objets, papiers découpés et mapping vidéo. Surgissent de ces associations des sortes de tableaux animés montrant des extraits d’architectures, de chantier, de circulation. Ils transposent ainsi le territoire qu’ils ont parcouru en un espace à regarder. Dans une simplicité de moyens, la géométrie chaleureuse de leur installation pose un regard ludique sur la géographie. Elle place le spectateur dans un regard actif ; en prise avec les mutations.
Model 3D, c’est la construction de paysages miniatures, constitués de balises dessinées et déplaçables sur un plateau en bois. Exposé tel quel et/ou support de films d’animations conçus image par image, ce travail réinvestit le réel à échelle réduite. A l’image de jeux populaire, le public est parfois invité à déplacer les balises de cette oeuvre-jeu afin de créer son propre paysage. Utilisant l’anamorphose et les atouts de la perspective, c’est un jeu pour l’oeil qui mine de rien prend racine dans une lignée plus politique : bouger les balises c’est de manière symbolique le pouvoir de décider de son territoire.
La plupart de leur projet, en plus d’un travail d’observation du territoire, est accompagné d’une participation des habitants. Même si celui-ci est réalisé dans le cadre d’une résidence avec enjeu de médiation, il ne s’agit nullement pour eux d’une contrainte. A l’instar des boîtes de jeux conçus par les artistes Fluxus et du travail de certains designers, les dimensions humaines et pédagogiques accompagnent leur processus artistique. Par exemple, lors de cette résidence à Grande-Synthe, ils créent des pancartes mobiles à écran transparent afin que des habitants dessinent à main levée les paysages qu’ils parcourent. Dans cette même préoccupation d’extension de l’art à un rôle éducatif, on relève leur intention de réaliser un exemplaire de Model 3D qui soit transportable et manipulable par des publics divers.
Pour Galerie Rezeda, l’artiste est catalyseur d’imaginaire et participe à la fabrication de formes collectives de vie en société. A travers cette intention d’organiser le jeu et de créer des outils en faveur du regard, réside la conviction que l’art, en renouant avec une certaine innocence enfantine, peut être vecteur d’impulsion créatrice, de renouveau social. Ainsi pourvu de générosité et d’optimisme, ce duo chemine dans l’art à la manière d’un langage en kyrielle, créant des connexions poétiques là où le monde est raisonné. Marabout-bout de ficelle-selle de cheval… Si on connaît tous la suite de cette comptine, on a aussi hâte de découvrir leurs prochaines oeuvres. L.D. 2014

Texte du catalogue d’exposition L 442-1